Les leviers digitaux permettent-ils encore à une marque – une marque grand public s’entend - d’exister ? A l’heure où les budgets de communication sont plus que jamais investis sur le numérique, la question peut surprendre. Et pourtant, les grandes tendances technologiques à venir, mais également certaines des politiques courtermistes des GAFA, rendent cette interrogation légitime. Comment une marque peut-elle concrètement exister, voire émerger, auprès de sa clientèle à l’heure de la raréfaction de l’attention et de la restriction des espaces d’expression digitaux ?

Par François Houste

 

Sur Internet, les marques manquent de place !

C’est paradoxal. Nous sommes connectés en quasi permanence au Net, majoritairement via notre smartphone, et pourtant il devient plus difficile pour les marques de nous parler réellement par ce canal.

D’abord, parce que le Net est devenu avant tout une plateforme publicitaire. On ne réécrira pas l’histoire, mais l’émergence des GAFA – Google et Facebook en priorité – a solidement ancré le Web dans un modèle économique de l’attention. Ce qui se monnaie aujourd’hui sur le Net, c’est la même chose que ce que TF1 vendait à ses annonceurs il y a 20 ans : du temps de cerveau disponible. Seuls les formats et les moyens de mesurer ce temps de cerveau ont changé.

Sur le Web, ce sont avant tout les clics et les interactions (vues d’une vidéo, likes, partages…) qui servent de monnaie d’échange entre les GAFA et les annonceurs. Google génère 99% de ses revenus grâce à l’affichage publicitaire – AdWords principalement, et un peu YouTube. Pour Facebook, ces sont 100% qui sont générés par l’achat d’espace sur les pages du réseau social… Rien d’étonnant au vu de cette dépendance que les plateformes favorisent les emplacements publicitaires et essaient de réduire la visibilité « gratuite » des marques. Ça a été le cas pour Google quand le moteur a définitivement adopté une page de résultat positionnant 4 annonces AdWords en première position. C’est le cas pour Facebook depuis le début de l’année avec l’annonce de la séparation du fil « Amis » et du fil « Pages ». Le jeu est simple : faire en sorte que la visibilité d’une entreprise sur ces plateformes passe forcément par une forme de rétribution.


La tension publicitaire s'est faite de plus en plus grande au fur et à mesure que notre attention s’est réduite au cours des dernières années. Dans une étude assez caricaturale, Microsoft révélait il y a quelques années que notre temps d’attention moyen était de 8 secondes, soit une seconde de moins que celui du poisson rouge. Nous sommes donc concentré 8 secondes sur un contenu avant de penser à autre chose ou d’être distrait par une notification ou un autre contenu. On comprend que dans ces conditions les plateformes qui réunissent plus de 80% des internautes cherchent à rentabiliser l’attention qu’ils génèrent, et cherchent en même temps à captiver les internautes. L’attention, l’audience est une monnaie rare sur laquelle on peut faire sa fortune.

Internet, un territoire d’expression publique

Et puis, la démocratisation des outils numériques n’a pas fait qu’ouvrir des bassins d’audience potentiels pour les marques, elle a aussi libéré une horde de concurrents plus ou moins directs. Ce qu’on pourrait appeler le Syndrome de l’Agora.

Rien de plus facile que d’ouvrir un site Web, une page Facebook ou une chaîne YouTube, et avec un peu de ténacité et de sérieux, d’y prendre la parole régulièrement sur le sujet qui vous passionne. Le principe de la libre expression est encore présent quelque par dans l’ADN du Web, boosté depuis quelques années par la fièvre de l’entrepreneuriat et des start-ups. Sur Internet, je peux devenir rapidement un référent en bricolage, en jardinage, en cuisine… en ayant simplement la capacité à produire des contenus auxquels les gens accordent leur attention.

Et rien de plus facile que de produire ces contenus : un smartphone et un compte Instagram, un clavier et une instance de WordPress, une caméra et un compte Youtube. Certains influenceurs sont devenus bien plus présents que les marques sur les réseaux sociaux et voient leur capital sympathie et confiance monter rapidement, à tort ou à raison, mais ceci est un autre débat.

Cette profusion des influenceurs et des contenus encombre aujourd’hui les réseaux et limite parfois les espaces d’expression directs des marques. Difficile de toucher autant de monde qu’un YouTuber, et parfois difficile d’apparaître devant certains blogs dans les moteurs de recherche… Non seulement la place se restreint pour les marques, mais les seuls espaces de visibilités disponibles se voient désormais disputés par de multiples acteurs, pas toujours légitimes. Car si les influenceurs peuvent être considérés comme une nouvelle forme de divertissement, on n’oubliera pas non plus de citer les multiples producteurs de contenu dont le seul but est de monnayer leur audience. Sites d’info-tainment, mais également référenceurs – eh oui – qui occupent parfois des espaces enviés sans valeur ni légitimité réelles quant à leur contenu…

Et de toute façon, Internet deviendra bientôt « ambient »

Et puis, pour finir, les évolutions techniques et ergonomiques du Web auront bien la peau des derniers territoires d’expression disponibles. L’arrivée des interfaces vocales, dont les assistants personnels ne sont qu’une expression, va encore réduire la possibilité pour les marques d’apparaître aux yeux – ou plutôt aux oreilles – du grand public.

L’interface vocale pose deux soucis principaux aux marques. Elle renforce d’abord la dépendance aux GAFA. Les grandes expérimentations vocales sont aujourd’hui menées par Amazon, Google ou Apple… et leur position d’intermédiaire entre l’internaute – l’ambianaute ? – et l’information reproduit exactement le schéma de diffusion d’information actuel du Net. Pour être cité par Google Home, il faut être dans les bonnes grâces de Google – entendre en première position du moteur – et surtout ne pas compter emmener l’internaute dans son écosystème propre. L’interface vocale, c’est l’avènement de l’information brute et sans contrôle, et de la confiance « aveugle » aux GAFA.

Et puis, les interfaces vocales, en gommant le recours à un écran, gomment également la notion de choix. Une borne Amazon Echo ne listera jamais plusieurs réponses possibles à une question. Si elle veut fournir une expérience optimale au consommateur, elle se doit d’être absolue et péremptoire dans sa réponse et de ne pas laisser de place au doute. Et tant pis si la réponse est fragmentaire, ou si votre marque n’y est pas. Echo ne vous offrira pas de seconde chance pour parler au consommateur !

Le parallèle avec les boutons Amazon Dash est intéressant. Amazon Echo, comme Amazon Dash, donne la priorité aux marques connues de l’internaute et restreint son choix d’un produit dans le futur. A partir du moment où je possède, à mon domicile, un bouton qui me permet de commander des mouchoirs en papier de marque Kleenex, comment pourrais-je avoir l’idée de tester des mouchoirs Lotus ? La démarche devient trop complexe…

Marques captives du digital, revenez au réel !

Si on cumule la perte d’attention des internautes, la disparition des espaces de communication gratuits sur les plateformes, l’émergence des interfaces vocales et la concurrence des influenceurs… On se rend bien compte que les marques n’ont plus devant elles ce boulevard numérique qu’on leur avait promis, cette possibilité de toucher directement et facilement sa clientèle via le Web. Exister sur le Net, c’est en fait bien plus compliqué qu’il n’en a l’air.

Bien entendu, la problématique n’est pas la même pour une marque patrimoniale ou multinationale (comme un Nutella, un Renault ou un Coca-Cola…) et pour une jeune start-up tout juste sortie de l’œuf. L’une pourra toujours compter sur la notoriété de sa marque – établie de longue date - pour apparaître en bonne position sur les écrans des internautes. Et l’autre… ferait bien de s’inspirer des recettes traditionnelles de ces marques patrimoniales pour faire son trou sur le digital.

Ce que l’appauvrissement des audiences digitales a rendu visible, c’est en fait l’importance croissante du réel. C’est peut-être une lapalissade, mais les grandes entreprises se sont bien rendu compte que les stratégies digitales hors-sol ne fonctionnaient plus et qu’un ancrage concret dans la vie des consommateurs était nécessaire avant une prise de parole sur le Net. Appelez ça de l’influence, du phygital ou de la transformation numérique, le terme importe peu. La réalité est que la performance sur Internet aujourd’hui est étroitement liée à l’existence réelle d’une marque dans le quotidien des consommateurs.

Quelles conséquences réelles pour ses opérations de marketing digital ?

Quelques exemples de ce nécessaire retour à la communication réelle ? On pourrait commencer en parlant de Michel et Augustin. La marque de biscuits et de mousses au chocolat s’est fait connaître en contrôlant sa communication, et en travaillant un package plutôt extravagant si on le compare aux pratiques du reste du secteur. Regarder une boîte de cookie de la marque et admirez le sens du détail : tous les emplacements qui peuvent porter un message et être imprimés le sont. Les polices de caractère utilisés sont ludiques et le détail est poussé jusqu’à la rédaction de la date de péremption des produits (« A dévorer avant le… »). En plus de la différenciation en rayonnage, Michel & Augustin a mis en place avec ce packaging une véritable machine à générer de l’attention et de la viralité.

La logique des ateliers cuisine organisés par la marque suit le même exemple. En plus de créer du lien entre la marque et ses consommateurs via l’atelier lui-même, ces rendez-vous sont l’occasion de générer du média digital facilement, et gratuitement. Pour preuve, une recherche sur le tag #MichelEtAugustin sur Instagram révèle plus de 15.000 publications. C’est le réel qui donne ici tout son sens au média digital.

Un autre exemple ? Airbnb a beaucoup compté sur l’événementialisation pour asseoir sa renommée, se faire connaître et développer sa visibilité en ligne. Les hébergements dans des endroits insolites (les Galeries Lafayette, une maison flottante sur la Tamise ou encore le grand tremplin de saut à ski d’Oslo…) ont contribué à faire connaître la marque et surtout à générer du contenu sur Internet par le biais de relations presse, de billets chez des blogueurs influents et forcément, des citations et des contenus qui permettent d’augmenter la notoriété de la marque. Et donc, pour être plus terre-à-terre, des liens entrants vers le site et une augmentation du volume de recherche de la marque.

Le digital, juste une extension de la communication réelle

Bien entendu, des marques comme Michel & Augustin ou Airbnb ont des moyens. Beaucoup. Et il leur est simple de mettre en place une opération évènementielle d’ampleur et de rameuter la presse. Mais au-delà des moyens, ces exemples démontrent surtout un état d’esprit dans l’organisation de la communication et dans la façon de piloter une stratégie digitale. Quand Michel & Augustin travaille un packaging, les petits messages qui y sont cachés sont déjà pensés pour véhiculer de la viralité, ou provoquer des recherches sur le Net. Quand Airbnb fait flotter une maison, l’ensemble de l’amplification digitale est prévu en même temps que l’opération elle-même et synchroniser avec chacune des étapes de la vie du projet !

Le territoire d’expression des marques se réduisent sur le Net, et le gain de visibilité demandent de plus en plus d’investissement publicitaires. Les marques ont trouvé un moyen de contourner cet assèchement du Net en créant de la demande, en considérant que tout contact physique avec le consommateur – produit, packaging, rayonnage, évènement - était l’occasion de provoquer de la visibilité en digital.

Dans les années à venir, il deviendra de plus en plus difficile d’exister uniquement en digital. Et le vieil adage qui voulait que la visibilité sur Internet ne coûte rien en comparaison de la TV ou de la presse va devenir de plus en plus faux. Le Net n’est plus cet investissement malin et branché sur lequel on peut gagner de la visibilité rapidement. En s’incrustant dans le quotidien des consommateurs, il est devenu un territoire d’expression aussi concurrentiel que n’importe quel autre média. C’est pourquoi les médias digitaux ne peuvent plus être considérés à part, mais comme une extension de la communication traditionnelle.

Alors, êtes-vous prêts à réfléchir, et à agir, de manière globale ?


François Houste, directeur conseil au sein de l'agence digitale Plan.Net France (http://www.plan-net.fr/).