Parmi tous les métiers de l’Internet, le domaining est probablement l’un des moins bien connus. Si chacun sait qu’il s’agit d’enregistrer ou de racheter des noms de domaine en vue de les revendre avec une plus-value, l’image que l’on se fait de cette activité repose presque exclusivement sur des clichés. Le lecteur pourra faire le test en se demandant s’il a déjà été en contact avec un de ces fameux domainers ? La réponse sera probablement négative, au vu de la taille minime de cette communauté. Cet article vise à démystifier un secteur à part de la Toile, où une fois n’est pas coutume, la France n’a rien à envier aux leaders américains et asiatiques.
Un univers fantasmé
Pour beaucoup, le terme de domainer évoque l’image d’un golden boy qui a profité des opportunités offertes par le marché, avant que les prix ne s’envolent. La personne non avertie considère qu’il était facile de s’enrichir en investissant au bon moment, mais elle est généralement sceptique sur les possibilités de gagner aujourd’hui encore de l’argent, après tant d’années. Pourtant, une simple recherche sur le mot-clé « domaining » dans Youtube présente dès les premiers résultats nombre de méthodes promettant de générer facilement et rapidement des revenus conséquents.
Que valent ces méthodes miracle ? La réponse n’étonnera personne : absolument rien. Il s’agit de propositions émanant le plu souvent de « vendeurs de vent » tentant d’exploiter la crédulité des personnes désespérément à la recherche d’argent facile. Tout grossier qu’il est, ce storytelling est la seule représentation disponible des domainers, que l’on imagine volontiers assis au bord de leur piscine ou au volant d’une voiture de sport luxueuse. Or, de telles personnes ne vivent que dans notre imaginaire.
Deux phénomènes principaux expliquent cette erreur généralisée de perception de l’activité de domaining. La première vient des publications sur le sujet. Intéressés en priorité par les histoires exceptionnelles, peu importe si elles sont vraies, les médias relaient abondamment les ventes records de noms de domaine, puis ils sont imités par les internautes sur les réseaux sociaux. Or, tout marquantes qu’elles sont, ces ventes ne sont absolument pas représentatives de la réalité du marché. En pratique, les investisseurs en noms de domaine ont affiché des résultats globalement négatifs depuis la première heure et sur tous les marchés. Il n’a jamais existé d’opportunités de gains certains, pas plus qu’il n’y en a aujourd’hui avec les cryptos, les NFT ou n’importe quel autre marché exempt de barrière à l’entrée.
Cette image fausse du secteur du domaining est confortée par un biais cognitif de temporalité bien connu. Croire qu’il suffisait d’être là « avant » pour réussir dans les noms de domaine est une erreur quasi-généralisée, qui consiste à repenser le passé sans prendre en compte l’information disponible à ce moment-là. Une analogie avec le Bitcoin permet de comprendre la faute de raisonnement. Chacun de nous pouvait acquérir une action Bitcoin pour moins de 5 000 USD en mars 2020 et générer une plus-value substantielle puisque le cours actuel (janvier 2022) dépasse les 40 000 USD, mais très peu l’ont fait, car il s’agissait à l’époque d’un investissement considéré risqué et hasardeux.
De même, il était possible d’enregistrer pour une poignée d’euros des noms de domaine en .FR de grande valeur, par exemple lorsqu’ils ont été ouverts aux particuliers en 2006. Mais à cette époque personne ne pouvait savoir que le .FR deviendrait la norme en France, et il était plus naturel pour les investisseurs en noms de domaine de se placer sur les .NET ou .ORG ou sur des IDN, qui n’ont aujourd’hui quasiment plus la moindre valeur de marché.
Comme pour tous les mythes, il existe toutefois une part de vérité : s’ils ne sont pas aussi nombreux, et riches qu’on le penserait, les domainers existent bel et bien.
Copie d’écran des résultats de Youtube sur la recherche de mot-clé « domaining »
Le domaining dans le monde en 2022
Au bord de la disparition, l’activité de domaining n’est plus promue que par quelques domainers vétérans majoritairement américains, qui répètent depuis deux décennies, tels un disque rayé, que les noms de domaine sont des actifs rares, à haut potentiel et dont la valeur augmente de manière exponentielle. Tous les moyens sont bons pour entretenir le mythe : enchères truquées, ventes records imaginaires, mises en scène grotesques…
En réalité, les ventes de noms de domaine ont toujours été très occasionnelles. Dans nombre de pays, il n’est pas autorisé de les revendre. L’ICANN elle-même ou l’AFNIC en France tolèrent tout juste l’activité, considérant qu’un nom de domaine n’a pas vocation à être enregistré ou acheté pour être revendu. L’immense majorité des noms de domaine en vente ne sont jamais vendus et leurs titulaires les laissent expirer lorsque surviennent les renouvellements, puis abandonnent l’activité. La perception de l’activité par le grand public est biaisée par le fait que les médias et les réseaux sociaux ne parlent que des ventes record, souvent en les romançant, alors qu’il s’agit à chaque fois de cas exceptionnels et souvent même fictifs.
Extrait d’un Twitter de réponse de l’auteur à un cadre de l’AFNIC présent au Namescon,
principal événement mondial du secteur des noms de domaine, et manifestement théâtre d’enchères fictives
L’autoproclamé « Domain King », Rick Schwartz, est le principal instigateur du storytelling du domaining, le plus souvent au moyen de déclaration plus ou moins mensongères, participation à des enchères fictives et autres entourloupes courantes dans le secteur. C’est par exemple à lui que l’on doit la célèbre citation de Bill Gates que l’on retrouve sur des milliers de sites de vente de noms de domaine : « Les noms de domaine gagnent et gagneront en valeur plus que tout autre bien dans l'histoire de l'Humanité ». Sans la moindre gêne, celui-ci explique sur son blog qu’il était préférable d’attribuer la citation à Bill Gates, afin de lui donner davantage d’impact.
L’américain Mike Mann, domainer célèbre connu pour sa communication centrée sur les ventes exceptionnelles et le potentiel de ses noms de domaine, se trouve quant à lui empêtré dans une stratégie hasardeuse qui le rapproche un peu plus chaque jour de la faillite.
Des personnes fortunées ont tenté de copier ce modèle hautement spéculatif notamment en Chine, au Moyen-Orient et dans d’autres pays d’Asie, sans davantage de succès. La seule alternative viable à ce modèle américain à bout de souffle est venue d’Europe, avec en particulier des succès notables au Pays-Bas. Le marché français s’appuie quant à lui sur des bases solides, avec une demande croissante et une offre davantage centrée sur la recherche de valeur ajoutée que sur le marketing et le storytelling.
L’exception française
Le marché français du domaining profite d’un secteur internet vigoureux et d’un nombre important d’entreprises de taille moyenne ou grande, capables de dépenser des centaines ou des milliers d’euros pour un nom de domaine répondant aux caractéristiques souhaitées. En revanche, à la différence d’autres pays comme les Etats-Unis ou la Chine, la spéculation est quasi inexistante et les acheteurs n’acquièrent des noms de domaine que lorsqu’un besoin actuel ou futur existe. Ces particularités ont pour conséquence de produire des transactions de valeur unitaire moyenne élevée, mais trop faibles en quantité pour qu’un marché dynamique puisse se développer.
Sans surprise, les acteurs spécialisés dans l’achat-vente de noms de domaine sont de petite taille. Hormis pour le néerlandais Sonexo, le chiffre d’affaires annuel ne dépasse habituellement pas quelques centaines de milliers d’euros par an et pour la majorité d’entre eux, il ne s’agit pas de leur activité principale. En dépit de sa taille restreinte, le secteur se porte bien, avec des acteurs ayant développé des compétences multiples. Leur compréhension du marché leur permet d’adapter leurs services aux besoins des acheteurs, qu’il s’agisse d’éditeurs de sites, référenceurs ou encore agences web.
Exemples de structures spécialisées dans l’achat-vente de noms de domaines en français
Sonexo/NetTalk | Bien qu’elle n’emploie pas de francophones, la société hollandaise Sonexo possède un portefeuille de plusieurs dizaines de milliers de noms de domaine en .FR, qui sont acquis, conservés et vendus en se basant sur des calculs statistiques et des métriques propres au secteur. Cette méthode se heurte aux problèmes de marques, ce qui vaut à son titulaire des procédures répétées devant le collège Syreli et dans les tribunaux. |
Domainium | Après une carrière de dirigeant dans l’industrie automobile, Philippe Franck (Domainium) s’est reconverti dans l’achat-vente de noms de domaine et les services de courtage. Il est l’un des rares acteurs francophones du secteur dont le portefeuille de noms de domaine continue à grossir. |
BZH5 | Spécialisé dans les noms de domaine en .fr, Tangi Ar Menn (BZH5) s’est constitué entre 2010 et 2015 environ un portefeuille de haute qualité, grâce à une expertise en dropcatching et à des acquisitions sur le second marché. |
Internet SARL/Grenouille | Investisseur précoce dans les noms de domaine premium en .fr, dont certains sont devenus des sites internet dévéloppés, Jérôme Guiffault (Internet SARL) possède l’un des plus riches portefeuilles de noms de domaine génériques. |
Web Intelligence / NetTraffic | Chadi Saade (Web Intelligence) a enregistré à partir du milieu des années 2000 quelques dizaines de milliers de noms de domaines en .fr. Ceux-ci étaient de qualité souvent moyenne et parfois sujets à des litiges juridiques, rendant l’activité peu rentable. Le portefeuille est actuellement à vendre. |
Virtual Network (Suisse) | Cofondateur de Virtual Network, l’entrepreneur fortuné suisse Stéphane Pictet a acquis à la fin des années 1990 des centaines de noms de domaine de haute qualité, majoritairement en .com et en français. Certains des noms de domaine acquis ont été des sites de référence, comme Romandie.com ou Humour.com.
Compte tenu du dynamisme insuffisant du marché, Virtual Network a mis en suspens son activité de domaining, puis celle d’édition de sites internet, mais il reste actif en tant qu’investisseur. |
Une demi-douzaine d’autres acteurs tels que ViaDN, Domyno, Exceptionnel, Marcel Stenzel ou encore Dataxy réalisent des ventes régulières de noms de domaine à des prix élevés, mais il ne s’agit plus de leur activité principale. Le reste du marché francophone comprend quelques dizaines d’autres petites structures, réalisant un chiffre d’affaires modeste de l’ordre de 10 000 à 50 000 euros par an.
En dépit de sa bonne santé, le marché n’a pas connu le moindre entrant depuis au moins dix ans, l’investissement nécessaire pour se constituer un portefeuille de noms de domaine étant conséquent, avec une rentabilité trop faible pour intéresser de nouveaux acteurs. En l’absence de renouvellement de l’offre, le domaining francophone devrait rester dans les prochaines années une activité confidentielle.
Quel futur pour le négoce des noms de domaine ?
Cet article se proposait de présenter un aperçu de l’activité d’achat-vente de noms de domaine, et il en ressort que la situation actuelle est fort différente de l’image que l’on s’en fait de l’extérieur. Le domaining, qui a été la première activité visant à tirer profit de la valeur des noms de domaine, semble en voie de disparition et de remplacement par des structures beaucoup plus solides financièrement.
Les fonds d’investissements et les sociétés technologiques contrôlées par des capitaux financiers se positionnent en effet de manière croissante sur ce marché qu’elles jugent porteur, du fait de l’importance grandissante du nom de domaine dans la stratégie digitale et des dépenses nécessaires pour les acquérir. Ces opportunités sont également convoitées par des entreprises de très grande taille comme Google, Amazon ou Alibaba, dont l’approche révolutionne le marché, supprimant les différences de fond entre premier et second marché, registre et registrar, et allant même jusqu’à influer sur la nature des institutions encadrant l’Internet mondial.
David Chelly,
cofondateur Domstocks et NddCamp (https://www.refdomaine.com)